Dans son studio, au 3 Washington Square North, au Village de Manhattan, Edward Hopper tremble à l’idée de ce qu’il est en train de peindre. Si nous pouvons décrire un paysage, une route, un lieu que l’on n’a jamais traversé, aucun souvenir ne devrait se greffer dessus. Seulement voilà, sur la toile, cette rue entrant dans ce village, lui rappelle un souvenir et il est persuadé ne jamais avoir mis les pieds ou avoir vu cet endroit précédemment.
Par recomposition, nous pouvons penser qu’il regroupe sur un même tableau, plusieurs fragments de lieux, maisons, voitures vus, mais il s’agit d’autre chose. Nous sommes en 1945 lorsque Jo, sa femme, lui soulève cette question. Elle est elle-même perplexe en voyant sa toile.
- Tu penses la même chose que moi, lui demande-t-elle ?
- J’en ai bien peur.
Les époux se regardent et essaient de comprendre. L’un comme l’autre, depuis plusieurs mois, rêvent de cet endroit. Ils ne se le sont jamais expliqué jusqu’à présent, mais là, ça devient trop important. Les images qu’ils en conservent apparaissent suite à une altercation entre deux hommes, devant une maison, en plein Manhattan. Il s’agit d’un règlement de compte assez violent, et les époux Hopper sont assez choqués.
La nuit suivante, Edward rêve d’une situation semblable, mais dans un village. Le lieu, dans son imagination, est extrêmement bien construit, mais l’action complètement figée. On pourrait penser qu’il s’agit d’un village laissé à l’abandon mais ce n’est pas le cas. Les jardins sont entretenus, des voitures sont garées sur le bas-côté, et pas une sâleté ne traîne. Le lendemain matin, Edward en parle à sa femme sans plus y prêter d’attention. Quelques jours plus tard, Jo se réveille en sueur. La même image lui est apparue. Les descriptions relatées sont les mêmes, à quelque chose près, dans son souvenir, elle voit les deux hommes entrant chacun dans leur maison respective : ils sont voisins. Jour après jour, Edward et Jo décrivent leurs flashs, et jour après jour, une histoire se tisse.
Selon les rêves de Jo, les deux personnes, M. John Cabe et M. Philip Hatkins, quarante-sept et quarante-neuf ans, sont collectionneurs d’art. Ils s’entendent en apparence très bien, se rendent ensemble dans les grandes ventes organisées, et n’ont pas cet esprit compétiteur entre eux. Leurs affaires se déroulent relativement bien. Régulièrement, ils se retrouvent dans un café pour parler de leur vie et de leurs trésors acquis. Le soir, cet endroit est un havre de paix et ils s’en donnent à cœur joie pour refaire le monde.
Un jour, dans ce même café, Philip fait part à John d’un tableau récemment acquis. Sans pouvoir l’expliquer, cette toile le touche plus particulièrement. Au fur et à mesure de la description, John se sent de plus en plus interpellé et lui demande de voir cette peinture. Philip hésite, sentant chez son ami un intérêt qui dépasse ses réactions habituelles. Il fait traîner les choses, ce qui attise encore plus la demande de John. Jamais son ami ne lui a refusé de voir ses acquisitions. Et cette œuvre-là bizarrement, l’intéresse plus particulièrement. Mais de ça, il n’en parle pas, préférant attendre d’être confronté au tableau.
Un matin, enfin, Philip propose à son ami de passer un pacte avec lui. Fraîchement réveillé, John ne comprend pas trop ce qui pousse son voisin à débarquer aussi tôt chez lui. Et pour un marchand d’art, engager un pacte ne signifie qu’une chose : ne pas acquérir un certain bien. En l’occurrence ce tableau. Avide de découvertes et féru comme personne pour dénicher des toiles de maîtres, il accepte sa proposition. John a bien une idée derrière la tête et redoute en même temps ce qui l’attend.
Ils conviennent de prendre un brunch ensemble chez Philip dans l’heure qui suit.
Les rêves de Jo s’arrêtent là. La frustration et l’incompréhension atteignent leurs paroxysmes. Que s’est-il passé durant ce brunch, si tant est que les rêves de Mme Hopper soient justes ? Est-ce que leur altercation est intervenue à la suite de ce déjeuner ? Deux questions trop importantes pour en rester là. Edward ne peut pas imaginer continuer de peindre cette toile sans en connaître l’histoire complète. C’est la première fois que cela lui arrive et il est assez déboussolé.
Ils décident alors de se rendre chez ce M. Hatkins sans attendre, espérant que cette maison est bien à lui, ou au pire à M. Cabe. Ce jour-là, il fait beau sur Manhattan et les époux Hopper décident de se rendre sur le lieu à pied. Durant tout le trajet, Edward ne cesse de poser des questions à sa femme sur quelque détail supplémentaire dont elle pourrait se souvenir. Mais elle lui a tout livré. Viennent ensuite les questions sur la marche à suivre pour tâcher de voir ce tableau. Edward compte bien profiter de sa notoriété pour arriver à ses fins et Jo l’encourage vivement dans ce sens.
Une fois devant la maison, les époux ne savent que faire. N’ayant jamais été confrontés à ce problème, comment pourraient-ils même l’expliquer ? Edward frappe à la porte, sans savoir quoi dire. Malheureusement pour eux, personne ne répond à leur demande. La maison est vide. Edward redoutait cette éventualité. C’est alors qu’après un long moment de silence, prêt à rentrer, ils voient au loin M. Hatkins sur le trottoir, rentrant justement chez lui. Les deux hommes se regardent sans trop savoir comment réagir. Jo, qui est aussi son agent, brise la glace et s’avance vers le collectionneur d’art.
- Bonjour monsieur, excusez nous, mon mari est Edward Hopper, le peintre.
Philip Hatkins éclate d’un rire nerveux en voyant le célèbre peintre sur le perron de sa propre maison.
- M. Hopper ? Je sais très bien qui vous êtes, j’admire votre travail, mais euh, j’avoue que je ne comprends pas.
Jo sait très bien que dans ces cas là, elle n’existe plus trop. Sachant se faire discrète, elle laisse son époux prendre la suite.
- Voilà, s’explique Edward, ce qui nous amène avec ma femme est assez délicat. Je suis désolé de me comporter de la sorte sans prendre rendez-vous, mais il s’agit d’une affaire particulière.
- Vous n’avez pas à vous excuser, c’est un grand honneur de vous voir. Mais peut-être voudriez-vous entrer ? Dit-il en ouvrant grand sa porte et en les invitant avec un large sourire. Un peu plus tard, dans le salon, devant une tasse de café, Edward se lance dans une quelconque explication de sa venue. Jo prend ça et là la parole pour développer certains points, mais il semble bien que M. Hatkins ne saisit pas un mot. Qui le pourrait ? Reste qu’ils ne quitteront pas cette maison sans avoir vu la toile.
- Nous voudrions voir le tableau, s’il vous plait, finit-il par dire.
- Comment ça ? Vous voulez revoir le tableau que vous avez peint et vendu ?
Le silence qui apparaît par la suite semble être une éternité pour Edward, et Philip affiche aussitôt un visage moins confiant.
- M. Hatkins, reprend Jo, s’il vous plait, nous ne comprenons pas nous mêmes ce qui se passe, surtout que mon mari est justement en train de peindre ce tableau, voyez-vous ? Nous voudrions avoir la confirmation qu’il ne s’agit pas du même. Puisque cela est impossible. Mon dieu, se dit-elle, j’ai l’impression de divaguer. Ce que je dis là n’a aucun sens.
L’embarras est tel que M. Hatkins finit par les diriger dans son bureau où trône derrière son fauteuil… ce même tableau. Edward et Jo sont sans voix. Il s’approche afin de mieux contempler son œuvre et pendant un long moment Edward reste là, figé devant, comme s’il s’agissait d’un tableau de quelqu’un d’autre. Durant ce temps, Jo continue d’expliquer en détail l’histoire complète de ce tableau.
- Durant le brunch que vous avez eu avec M. Cabe, que s’est-il passé pour que vous ayez cette altercation que nous avons réellement vue ? C’est bien cela, la scène sur le trottoir a eu lieu après votre rendez-vous !
- Oui, répond-il en regardant Edward et son œuvre, de peur qu’il lui prenne. Je lui ai montré ce tableau et John s’est emporté en disant qu’il lui fallait absolument. Je connais John et je redoutais cela. C’est en toute connaissance de cause que je lui ai montré. La suite vous la connaissez. Mais l’autre raison pour laquelle il s’est emporté, c’est qu’il avouait détenir lui aussi cette œuvre, ou du moins en partie. Bien entendu, j’ai demandé à la voir et en effet, un autre exemplaire existait. A la différence près que son œuvre ressemblait plus à une esquisse qu’à une peinture finie.
- J’avoue avoir fait une esquisse de ce tableau mais encore une fois cela est intervenu après cette série de rêves.
- Et cette esquisse, tu sais où elle est ? Lui demande Jo.
- A la maison, j’en suis certain.
Désolé mais je ne comprends rien à tout ce qui se passe, M. Hopper. Est-ce bien vous oui ou non qui avez peint cette toile ?
Cette question provoque un doute naturel auprès d’Edward. Doute aussitôt enlevé par Jo qui a vu, étape par étape, la toile se créer. Les époux rentrent finalement chez eux en promettant à M. Hatkins de le prévenir une fois que le voile sera levé sur cette affaire.
Octobre 2006. A ce jour, aucun expert ni témoin n’a été en mesure de comprendre et d’expliquer le secret de cette toile. M. Hatkins ne l’a jamais vendue à qui que ce soit. C’est sa fille qui la détient à présent. La toile est entreposée dans un coin reculé de son salon, et personne n’y fait attention, mais des changements ont eu lieu. Les voitures se sont actualisées, les jardins modifiés et en regardant de plus près, on aperçoit qu’un rideau d’une des maisons mises au premier plan a bougé et que la tête de Edward Hopper est apparue.