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stf
28 mai 2007

la photo

Certaines personnes naissent sous une bonne étoile, entourées d’une famille chaleureuse et aimante. D’autres non. C’est comme ça. Moi, je suis né sous d'autres auspices, entre une mère protectrice, voire étouffante, et un père qui me rejette, persuadé que je ne peux pas être son enfant. Avant moi, trois fausses-couches harassantes avaient poussé mes parents à l’abandon. Et pourtant je suis bien là. D’où le rejet de mon cher paternel. Dix-sept ans après, il continue de me le faire sentir.

A La Rochelle, ce 21 mars 1941, règne une tension indescriptible sur le marché de fruits et légumes où nous travaillons. A moins que tout cela ne provient que de moi. Ce matin déjà, en me levant, je pressentais une altercation avec mon père. La première. J’attends continuellement qu'il entre en conflit avec moi. En vain. Normal, il m’évite. J’existe très peu à ses yeux. Mon travail consiste à servir les clients et à réapprovisionner l'étalage de marchandises.

Justement, ce jour là dans la file d'attente, je remarque un jeune. Il attend son tour comme tout le monde mais il a la tête ailleurs. A moins qu’il ne fuie quelque chose. Est-il perdu, seul, ou même abandonné ? Ou tout simplement libre. Voilà un mot que je n’ai pas réellement le sentiment de connaître. Cela m’intrigue. Toute la journée je n’ai pensé qu’à cette liberté. Et si, comme lui, je partais ? Comme ça. Pour voir. Tenter l’expérience. Peut-être pourrais-je essayer de vivre de mes aquarelles : une passion que j’ai depuis cinq ans. Bizarrement, c’est mon père qui m’a éveillé cette curiosité. Involontairement bien sur. Nous étions en train de diner et il nous a dit qu’une exposition d’aquarelles allait se tenir pas loin de notre marché. Je n’ai pas osé lui demander de quoi il s’agissait vu le ton déplaisant qu’il utilisait. Mais le lendemain, dès que j’ai pu m’éclipser du travail, je suis allé voir de quoi il s'agissait. J’en restais bouche bée : c’était la première fois que je voyais ces peintures-là de mes propres yeux. Je devais en faire autant.
Avec mon argent, j’achetais le matériel et utilisais mes cahiers de classes pour peindre. Comme je n’étais pas trop mauvais, ensuite je suis passé aux grandes feuilles à dessins. Et ainsi de suite. A chaque fois je découvrais de nouvelles couleurs. Depuis j’ai une véritable collection d'aquarelles toutes différentes. Peut-être pourrais-je les vendre ? Après tout, je vends bien des fruits et légumes ! Les gens ont aussi besoin de remplir les murs de leur maison. Cela pourrait les égayer ! Je ne leur demande pas grand-chose : juste une évasion de cinq minutes entre deux bombardements à regarder une de mes peintures.

En rentrant, je m’empresse de prendre mes principales œuvres et de les glisser dans mon carton à dessins. Je ne me soucie pas de la réaction de mes parents lorsqu’ils s’apercevront plus tard de mon absence. J’avais déjà prévenu ma mère que je quitterais un jour la maison. Peut-être ne s’attendait-elle pas à ce que l'événement se produise aussi vite. Mais c’est décidé et je n’ai pas tendance à regarder derrière moi.

J’attends le soir pour m’échapper. Malgré le calme revenu depuis deux jours, le couvre-feu était activé. J’avais déjà fait le mur certains soirs pour retrouver mes copains, mais là, personne ne m’attendait. Juste le destin. Celui-ci me dirige vers une grange abandonnée au bout de la ville. Tout le monde l’a connue ainsi. Mon père m’interdisait de m’y rendre, mais régulièrement je venais y jouer avec mes copains. Je la retrouve toujours aussi poussiéreuse, remplie de déchets de toutes sortes et d’ustensiles en mauvais état : le délabrement total mais malgré la pénombre, je remarque quelque chose de différent. Je ne me sens pas aussi à l’aise que les fois précédentes. Puis un bruit. La peur ne m’envahit pas, mais plutôt le désir de savoir ce qui se passe. Je me plaque contre une paroi en bois. J’ai la sensation que chaque partie de mon corps s’y colle comme si nous ne faisons qu’un. Malgré le crépuscule, je perçois encore parfaitement la paille recouvrant le sol. En regardant mieux, je découvre des traces de sang mais je ne pense pas à un animal blessé. Non. Aussitôt je me dis qu’un combat entre deux ou plusieurs personnes a eu lieu ici.

C’est alors qu’en relevant la tête, un marin que je ne vois pas arriver me braque avec un fusil tout en tenant difficilement sur ses jambes. Il transpire et suffoque. En me voyant, il baisse sa garde. Son relâchement lui fait perdre connaissance. Je remarque alors qu’un couteau est enfoncé dans son ventre. En tombant, je vois qu’il tenait à la main une photo. J’attends un peu mais ma curiosité me pousse à en savoir plus. Au moment de lui retirer la photo de sa main, il se réveille et me saisit violemment par le cou. Impossible de me défaire de cette puissante emprise. Je suis tétanisé mais je devine facilement qu’il a plus peur que moi. Je n’ose imaginer ce qu’il vient de traverser. Finalement, il lâche prise et son bras retombe. Je reste à genoux devant lui sans bouger, j’attends. Je le regarde mourir et j’attends. Je ne sais combien de temps il me faut pour réagir, mais la nuit était tombée depuis longtemps. Je récupère alors ce qu’il cachait et vois l’impensable : une photo de mes parents.

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